Jeu e(s)t Contexte: Bôfû Keihôhatsurei

Le 8 septembre 2015 l’arrivée du Typhon Etau, qui a provoqué d’importants dommages dans les régions de Tochigi et d’Ibaraki, se faisait ressentir à Tokyo. Le mois de septembre est souvent le théâtre sur l’archipel de ces déferlements intenses de pluie et de vents puissants. Rien d’étonnant alors à ce que dans la capitale du pays je doive me retrancher dans des espaces couverts : cafés, librairies et bien entendu salles d’arcade ou gêmu sentâ (Game Center) comme on les appelle ici.

Notre histoire de typhons commence dans la rue sentâ-chô du quartier de Shibuya, cœur tokyoïte du dynamisme des jeunesses japonaises et siège de nombreuses companies de développement informatique (et vidéoludique).

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Mon objectif : un petit café sympa à la fin de la rue ou wifi et caféine abondent.

Après une centaine de mètres de marche surgit brusquement sur ma gauche le regard perçant, presque accusateur de deux égéries d’un nouveau purikura. Je me trouvais face aux escaliers d’accès de l’étage inférieur d’une salle d’arcade SEGA.

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L’appel de SEGA – toujours plus fort que moi – fût imperceptible.

Pas de mât ici pour m’attacher et résister au chant des sirènes. Quelques marches d’escalier plus tard, le temps que je reprenne contrôle de mon corps, je me trouvais au milieu du vrombissement des machines, dans le surprenant équilibre cacophonique des click de stick. Ma traversée solitaire à l’abri de la pluie et du vent m’amena alors à découvrir à nouveau les merveilles et les dangers d’une navigation à l’aveugle dans les méandres homériques d’un voyage au cœur du consumérisme japonais. Mais rien ne pouvait me préparer à l’épreuve finale de mon errance.

A un demi-mètre de mon visage, la bête: Bôfû Keihôhatsurei (SEGA, 2011).

Ma traduction: "Avis de Tempête"

Ma traduction: « Avis de Tempête »

Alors que le typhon rageait au dessus de moi dans les rues de Tokyo, alors que la pluie trempait les fébriles habits des passants, je me trouvais face à un jeu qui allait me permettre de devenir, le temps d’une partie, la pluie et le vent.

Fait rare dans une salle d’arcade, l’écran indique ici que le jeu est en « free play », qu’il est gratuit. Et pourtant, il manque sur cette photo un élément central au dispositif de jeu, celui par lequel je vais pouvoir interagir avec : un urinoir.

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Mes errances me conduisirent en effet dans les toilettes dudit lieu…

Dans Bôfû Keihôhatsurei, la quantité urinée par le joueur (indiquée en millilitres en fin de partie) est représentée par une augmentation de la force du vent sur la séquence animée à l’écran soulevant ainsi le décor, le caméraman, les arbres et bien entendu la jupe de la présentatrice météo. Aucune technicité n’est demandée (à part de réussir à viser correctement) et la performance est limitée à la quantité d’urine que le joueur est capable de stocker dans sa vessie. Un système d’une simplicité extrême qui rappelle les jeux forains: une performance corporelle (basée sur la force, l’endurance, etc…) et un score final. Autre élément « arcade »  manquant, un leaderboard. La facilité à tricher (une bouteille de 2 litres d’eau et le tour est joué) y est sans aucun doute pour beaucoup.

Le jeu semble alors à priori inutile dans une salle d’arcade. Il existe d’ailleurs toute une série de jeux basée sur ce concept. Qu’est-ce qui a bien pu pousser SEGA à mettre une équipe de développement sur l’affaire?

Bôfû Keihôhatsurei illustre comment l’espace du gêmu sentâ joue constamment avec les sphères du public et de l’intime, de l’expérience vécue individuellement à la performance publique (les toilettes où je me trouvais sont d’ailleurs juste à côté des jeux de fléchettes).

L’intrusion de la performance vidéoludique au sein même de l’espace semi-intime des toilettes garantit le maintien du joueur dans une continuité logique de consommation du jeu – dans le sens large du terme – et donc des bornes d’arcade, medal gamegashaponUFO catcher, etc. La présence du jeu dans les toilettes illustre comment le dispositif consumériste des salles d’arcades japonaises est construit autour de l’interconnectivité des machines et des expériences. Le lieu du gêmu sentâ unifie les pratiques, trace un parcours ludique de machines en machines alors que le corps du joueur, son engagement corporel les connectent. En d’autres termes, le « jeu » ne s’arrête jamais.

Mais plus important encore, visiter une salle d’arcade c’est aussi en un sens visiter le quartier où elle se trouve. La salle fait organiquement partie de son contexte : elle témoigne des pratiques et des habitudes vidéoludiques des joueurs de la région, elle est en constante mutation et adaptation avec l’espace de vie qui l’entoure.

En ce sens, l’étage inférieur du gêmu sentâ de sentâ-chô à Shibuya est remarquable. Il combine en un très petit espace un grand nombre de forme de jeu communautaire propre aux salles d’arcade : jeux de courses, jeux de derby, rail-shooter 3D, UFO Catcher, Purikura, fléchettes, airhockey et bien entendu…un jeu d’urinoir. Il est le miroir du dynamisme du quartier en tant qu’espace de sociabilité. Il se mélange avec les nombreux restaurants, bars, boites de nuit, cinéma et love hotel.

Aucun jeu n’est une île.

(Mes pensées au moment ou j’écris cette article vont bien entendu aux nombreuses victimes du Typhon Etau. J’utilise ce fragment de vie pour faire ici état des échanges entre le contexte climatique d’une région – le Japon – et ses imaginaires créatifs – ici sous forme vidéoludique. Je ne désire en aucun cas dédramatiser l’importance de la situation)