Epic Game Jam

L’Epic Game Jam qui à eu lieu à Neuchâtel au Queen Kong Club du 4 au 6 juillet fut pour moi un moment très particulier. Elle fut comme son thème l’occasion d’une double « première fois »: première game jam et première expérience de game design. J’ai longtemps tourné le sujet dans ma tête pour trouver ce que j’allais en dire. J’ai envisagé plusieurs angles: le franchement joyeux, le contrasté, le désillusionné, le concentré de superlatifs ou encore la narration par le manque de sommeil. Aucun ne semblant convenir, je commence donc ce texte, une fois n’est pas coutume, sans savoir de quoi ni comment je vais vous parler. Advienne que pourra: je vais prendre les choses dans l’ordre où elles me traversent l’esprit.

Censure et culture
Cela m’ennuie un peu pour la glorieuse équipe d’organisation qui n’y est pas pour grand chose, mais je me dois de commencer par l’événement qui a monopolisé les conversions du vendredi soir: la censure du projet pornographique de l’équipe Tchagata Games. Il ne s’agit pas ici de monter aux barricades en hurlant à la pendaison des coupables, mais plutôt de réfléchir à ce que cela dit de la perception du jeu vidéo dans le monde culturel suisse. C’est d’ailleurs, selon l’un des instigateurs du projet, le but de la démarche: voir jusqu’où l’on pouvait aller et générer une discussion. Objectif pleinement atteint dès la fin de soirée où des participants choqués par les visuels en cours d’élaboration ont exigé l’arrêt du projet. S’en sont suivies de nombreuses discussions pour trouver un terrain d’entente. Finalement, l’Epic Game Jam étant rattachée au programme du Neuchâtel International Fantastic Film Festival (NIFFF), les dirigeants de ce dernier ont demandé aux turbulents développeurs de modifier leur projet.
Si l’on peut comprendre qu’un festival souhaite contrôler sa ligne éditoriale, il est par contre beaucoup plus difficile d’admettre qu’on interdise au jeu vidéo ce qu’on autorise au cinéma. Car comme il est d’ordinaire aujourd’hui dans le monde du cinéma, le NIFFF propose une programmation éclectique comportant de nombreux films adressés à un public majeur sans que personne n’y trouve à redire quoi que ce soit. L’adoption d’une mesure différente pour le jeu vidéo montre bien qu’il est toujours cantonné à une place d’objet étrange dont on ne peut encore avec certitude affirmer le statut d’objet culturel.
Le jeu vidéo est un peu l’ami schizophrène que l’on intègre à la fête pour son aspect « branché » tout en tentant d’en juguler les potentiels excès. Son nom « jeu vidéo », un peu vulgaire, n’est jamais explicitement mentionné sur le site officiel. On lui préfère les tellement plus chics « Multimédia », « future image » ou « transmédia ». Pour le jeu, on prépare une pièce dédiée: un symposium avec un site séparé où l’on peut user du terme sans danger. Mieux! Lorsque l’on pourrait établir des synergies pertinentes entre cinéma et jeu vidéo, on joue d’omission. On programme l’omnibus « Short Peace » de Katsuhiro Otomo (Akira), mais on évite surtout de mentionner que l’oeuvre est en cinq parties: quatre courts-métrages et un jeu vidéo. Il est nettement plus propre de parler de « quatre segments » en éludant son dernier aspect. Chacun sa place s’il vous plaît!
Bref, vous aurez compris que s’il est indéniablement agréable de voir le jeu vidéo apparaître sur la scène culturelle suisse, il m’est toujours aussi insupportable de le voir considéré comme le petit frère handicapé du cinéma. Il est vraiment plus que temps qu’il génère son propre festival romand.

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Cocooning et perversion
Mon esprit soulagé de cette triste affaire, nous pouvons maintenant aborder l’événement de façon plus sereine. Car l’Epic Game Jam était avant tout un chouette cocon bâti par trois organisateurs plus attentionnés avec nous que des mères avec leurs petits. Grâce à eux, hormis un manque certain de sommeil, personne n’eut à déclarer de carence grave. Le week-end fut au contraire jalonné de bons repas préparés avec amour et d’encas disponibles à toute heure du jour et de la nuit. Ainsi, toutes nos forces furent dédiées à la réalisation de notre défi du week-end: 45 heures pour mettre au monde un jeu sur le thème « First time ».
Si concernant l’accueil les organisateurs étaient des anges, pour ce qui est de la compétition leur inspiration provenait plutôt des flammes de l’enfer: leurs cerveaux malades nous infligeaient régulièrement de nouveaux thèmes tordus à ajouter à nos projets. Si au départ l’idée pouvait paraître saugrenue, tant ajouter de nouveaux éléments à un game design toutes les trois heures semblait impossible, il faut bien avouer qu’au final ce fut une belle source de rigolade. De « Ass to ass teleportation » à « Don’t drink beer after midnight » en passant par « Backsliding Turkey » ce fut un véritable délice de découvrir les mille et une façons dont ces thèmes épiques furent intégrés aux jeux.

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Le monde à l’envers
Plus personnellement, ce fut également l’occasion pour moi de me confronter à l’autre côté du jeu vidéo. De par ma position de critique, j’ai un rapport aux oeuvres exigeant qui le plus souvent ne s’embarrasse pas des conditions de création. Si je ne pense pas que cette expérience me rendra plus indulgent, ce fut l’occasion de mieux comprendre l’exploit de gestion que constitue un jeu développé par des bataillons de cinq cents développeurs et de cerner certaines difficultés propres au métier de game designer.
Constituée de sept personnes, notre équipe était la plus grande de la jam avec trois illustrateurs, un musicien, un codeur/animateur, un game designer/codeur et un game designer (moi). La dynamique était extrêmement riche: les idées fusaient dans tous les sens dès l’annonce du thème. En prévision de cette éruption d’idées, nous avions prévu suffisamment de temps pour trouver un accord sur le projet qui allait occuper notre week-end. Ce que nous avions moins anticipé, c’était la trop grande ambition dont nous ferions preuve. Constitué d’une boucle narrative et d’une rencontre avec un boss, d’un point de vue de joueur le jeu semblait pliable en moins de deux jours. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque je découvris, ébahi, la quantité de travail nécessaire à l’élaboration d’un concept aussi simple. Si nos illustrateurs et notre musicien purent terminer la majorité de leur travail, nos pauvres codeurs malgré deux heures de sommeil sur quarante-cinq et une énergie folle ne purent remplir la mission impossible qui leur était imposée. C’est en voyant la difficulté de leur travail que j’ai mieux compris la place centrale qu’occupe le métier de codeur dans notre média. Ce rôle charnière nécessaire à l’intégration de tous les éléments du jeu peut rapidement virer au cauchemar sans un nombre de mains suffisant et une organisation exemplaire.
L’autre leçon tirée de cette expérience fut la frustration inhérente au game design lorsque l’on ne sait pas coder. Contrairement à l’écriture où le passage de l’idée à la réalisation est immédiat, le game design de jeux vidéo demande énormément de patience et un véritable sens de la communication. Dans cette discipline, la réalisation de notre vision dépend d’autres personnes et prend surtout du temps avant de pouvoir être testée. Si l’on se laisse assaillir par de nouvelle idées en permanence, le projet peut vite se transformer en une hydre ingérable. Ceci explique mieux, à mes yeux, la proportion majoritaire de game designers/codeurs: ce sont les seuls à avoir le luxe de pouvoir comme un écrivain ou un dessinateur réaliser leurs oeuvres de bout en bout.

Arrive l’heure de conclure cet article scandaleusement long en regard de l’à propos de ce site. Vous aurez bien compris à travers la tournure personnelle qu’a finalement pris cet article, l’Epic Game Jam fut pour moi un chouette ascenseur émotionnel doublé d’un regard différent sur le jeu vidéo. Il ne me reste donc plus qu’à vous inciter à aller essayer nos jeux sur le site officiel et remercier Jeremy Wuthrer Cuany, Toni Fisler et Caroline Hirt pour cette brillante initiative.

Vivement la d’ors et déjà annoncée Epic Game Jam 2015!

Epic game jam salle