That Dragon, Cancer

Récit documentaire du combat de deux parents contre la maladie de leur enfant de 4 ans, That Dragon, cancer est un jeu vidéo au sujet duquel il m’est difficile de parler simplement. En effet, la gravité du thème qu’il aborde a fait naître en moi le besoin d’en parler avec les mots justes. Après mûres réflexions, j’ai compris que je devais surpassé cette censure latente et qu’il fallait m’en libérer pour mieux vous en parler.


Les productions du type ne manquent pas pour peu qu’on ose se traîner dans les versants les plus expérimentaux du medium. Dys4ia d’Anna Anthropy avait déjà sensibilisé avec brio à toute la problématique du changement de sexe pour les transsexuels. Coming out simulator de Nicky Case avait également abordé la question difficile des conséquences de la sortie du placard avec une efficacité et une intelligence très efficaces. Et encore, il ne s’agit là que de jeux encore assez connus. Il existe bien d’autres productions plus obscures (mais aussi plus amateures) ayant pour thématiques des sujets graves et épineux tels que le suicide, la violence faite aux femmes, j’en passe et des pires. Le jeu vidéo, n’en déplaise à certains, reste un moyen d’expression potentiellement capable de générer une palette d’émotions très riches et variées, au service de thématiques graves et sérieuses. Certes, jusqu’à présent les exemples d’essais concluants en la matière se comptent peut-être à peine sur les doigts d’une main. Mais le public intéressé à ce genre de tonalités ne cesse de s’élargir, ou de vieillir. En effet, après l’expérience douloureuse d’un premier divorce, il m’apparaît pertinent de reconsidérer la fougue aveugle qui pouvait mener bien des joueurs à secourir cette fameuse princesse anonyme retenue prisonnière dans un château. Les joueurs mûrissent, leur medium fait de même.

 

La plupart des images parlent d'elles-mêmes, et c'est de très bon ton.

La plupart des images parlent d’elles-mêmes, et c’est de très bon ton.

Le développement de That Dragon, Cancer a été partiellement financé via Kickstarter à hauteur de 104’000$ sur les 85’000$ demandés. Il s’agit d’un engouement sans précédent pour un projet de ce type. Par contre, il serait complètement hypocrite de nier la puissance du facteur émotionnel qui a largement contribué à faire lâcher des biffetons aux âmes les plus sensibles. Mais qu’à cela ne tienne, le projet restait dans son essence un jeu vidéo, et c’est surtout ça que je retiens. Le public était donc prêt à accueillir le récit poético-dramatique d’une lutte difficile, et ce n’est qu’en ces termes que ma critique s’articule. Au-de-là des considérations humaines évidentes que je porte à la souffrance des deux parents, et toute l’empathie que je peux sincèrement leur témoigner, c’est le pouvoir artistique de leur travail qui m’apparaît important. En effet, ce jeu s’inscrit dans une évolution logique et observable du medium, tout en ayant bénéficié d’un enthousiasme sans précédent. C’est pourquoi, il est à mes yeux, important. Ainsi, plutôt que de céder à l’envie de le caresser dans le sens du poil pour avoir bonne conscience, et céder au politiquement correct, j’estime plus utile et pertinent d’y apposer un regard critique, tout comme je le ferai avec n’importe quel autre jeu.

 

drowning

 

That Dragon, Cancer est une expérience poétique à l’interactivité très limitée, linéaire. Décomposé en plusieurs petites scénettes, le joueur progresse au sein des tableaux en se déplaçant à l’aide de la souris. Lorsque le curseur l’indique, il peut cliquer pour se déplacer d’un endroit à un autre, adoptant ainsi d’autres points de vue tout en accédant à des enregistrements audios tirés de films de famille, ou des commentaires des parents, entre autres. C’est ainsi que le joueur se voit retracer chronologiquement des instants de vie, mais aussi les moments-clés qui ont jalonné la lutte des parents. Au final, le rôle du joueur n’est pas tout à fait clairement établi. Il oscille entre voyeur fantomatique à l’allure de confident, à esprit omniscient logé la tête du père qui entend toutes ses pensées. Étonnement, ce flou identitaire n’est pas problématique. La sincérité des moments de vie partagés par les auteurs suffit amplement à notre empathie sans que le besoin de clarification quant au rôle du joueur ne se fasse sentir.

Là où ça devient problématique, c’est lorsqu’on ne sait plus vraiment ce qu’il faut faire. Car les objectifs à remplir s’avèrent autant flous que le rôle du joueur. En gros, on se retrouve à cliquer un peu partout en espérant trouver le bon déclencheur qui permettra de faire avancer l’histoire. C’est ennuyeux, mais aussi intéressant. En effet, ma frustration a été décuplée par mon incapacité à « faire bien ». J’ai eu l’impression de gâcher mon expérience à cause de ma maladresse, comme si j’avais agi de manière inappropriée, voire irrespectueuse. Cliquer frénétiquement sur l’écran alors qu’on venait de m’annoncer la mort imminente du nourrisson était inconfortable. C’est un peu comme réaliser trop tardivement d’avoir oublier d’éteindre son téléphone pendant un enterrement. On se sent très con.

 

À contrario cette scène est magistralement réussie.

À contrario cette scène est magistralement réussie.

Même si cet étrange malaise ne sert évidemment pas le propos du jeu, il m’a cependant permis après coup d’être sûr d’une chose. Le ton et la narration employés sont vraiment réussis. On se trouve à des années lumières d’une tragédie larmoyante pourrie par des bons sentiments pompeux. Si bien qu’on est rapidement pris par l’envie de s’y investir émotionnellement, de faire preuve d’empathie. Le jeu prend vite des airs de conte surréaliste, un combat vacillant entre espoirs et déceptions. J’ai pleuré, mais j’ai aussi ri. Plus étonnant encore, j’ai beaucoup appris. En effet, je n’ai, jusqu’à présent, jamais été confronté à une telle situation. Mais aujourd’hui grâce à That Dragon, Cancer, j’ai l’impression d’avoir été sensibilisé à toute la complexité d’un pareil combat. Qu’il s’agisse de l’incompréhension de la fratrie vis-à-vis de leur frère malade, des conflits que cela peut engendrer au sein du couple, et du sentiment d’impuissance qui peut autant mener à la haine qu’au désespoir aliénant, j’ai l’impression que rien ne m’a été épargné. C’est selon moi une de très grande force du jeu. Grâce à sa remarquable authenticité, n’importe quel joueur doté d’un brin d’empathie pourra réaliser toute la complexité émotionnelle d’un tel combat contre l’injustice et la mort.

Malheureusement, le contre-coup de cette sincère générosité dessert l’expérience lors de certains passages. En effet, les moments poétiques à la limite de la contemplation passive se juxtaposent parfois à des séquences de jeu plus surprenantes et plus légères, comme soudainement, une session de jeu de course. Même si dans la continuité du jeu et la narration dans laquelle ils s’inscrivent la variété de ces phases de jeu trouvent beaucoup plus de sens que dans la manière dont je vous en parle, force m’est de constaté que certains d’entre eux ont néanmoins brimé mon empathie. Je ne m’y suis pas retrouvé, trop saugrenus ou appuyés, ils m’ont fait décrocher.

 

La maman est très pieuse, et sa foi sera mise à rude épreuve. Le jeu explore également cette facette du combat.

Très pieuse, la mère verra sa foi mise à rude épreuve.

À ces quelques fausses notes s’oppose « heureusement » d’autres moments bouleversants. Une scène en particulier m’a profondément heurté. Insoutenable, c’est la première fois que j’ai ressenti le besoin de quitter un jeu par un alt-f4 sauvage tant la scène endurée m’a été insoutenable. C’est tout simplement génial, car c’était exactement le but recherché. Dans la peau du père, impuissant et à bout, le joueur ressent tout comme lui le besoin de vouloir s’enfuir, de s’extirper du cauchemar. Brillant.

Malheureusement, dans sa globalité, il est un reproche que je me vois obligé de formuler. C’est le manque d’ingéniosité dans son interactivité. En effet, mis à part en quelques trop rares occasions, la particularité du medium vidéo-ludique n’est pas mise à profit pour accentuer les propos. That Dragon, Cancer n’aurait certainement pas du tout la même substance s’il était transposé en film, mais néanmoins, impossible de ne pas ressentir un certain manque d’inspiration de ce côté-là. That Dragon, Cancer n’en demeure pas moins un jeu-documentaire soigné très intéressant et poignant. Ce que j’en retiendrai donc, c’est la générosité de sa narration ainsi que son authenticité. À ce titre-là, je peux donc affirmer qu’il atteint pleinement ses objectifs et saura sans doute ébranler les âmes les plus sensibles. Vous êtes prévenus.

Site officiel du jeu | Disponible maintenant sur Steam