Quand le jeu vidéo suisse diverge

Ces dernières semaines, j’ai eu l’occasion de participer à deux événements jeu vidéo en Suisse: le Game Design Day à Lausanne et la soirée d’ouverture du Ludicious Festival à Zürich. L’un comme l’autre sont des initiatives essentielles pour le développement du jeu vidéo dans notre pays à plus d‘un titre, mais ce n’est pas le point qui sera abordé dans cet article. Je vais plutôt m’intéresser à leur étonnante divergence de perception quand à la situation actuelle du jeu vidéo suisse.

Le samedi 13 septembre, dans le cadre de BD-Fil, le Romandie hébergeait le premier Game Design Day. Deux panels de discussions, un Pix géant et une soirée VJing thématisée « jeu vidéo suisse » ont réuni les amateurs de jeu et curieux de la région lausannoise. J’y animais moi-même le premier panel sur la scène vidéoludique romande. Lorsque je les ai interrogés sur l’état de la scène suisse, les invités, tous des membres de studios locaux, parlent clairement d’un momentum, un élan prometteur qui pourrait donner à terme de beaux résultat. Mais ils sont aussi assez clairs quant au fait qu’il reste encore beaucoup de travail pour que cette petite scène atteigne les standards de qualité internationale.

Le jeudi 18 septembre se tenait le gala d’ouverture du premier festival de jeu vidéo suisse d’envergure à Zürich: le Ludicious Festival. Je n’ai malheureusement pas pu me rendre au festival lui-même, c’est pour cela que je n’avancerai pas d’avis quant à l’événement. Je pense par contre que la soirée d’ouverture donne elle une image intéressante de l’état d’esprit alémanique. L’événement était clairement d’ambition internationale. La présence de Leigh Alexander, célèbre critique américaine travaillant entre autres pour le prestigieux site Gamasutra, le montrait clairement. Le ton général était donc à la fête avec de nombreux discours se félicitant d’un jeu suisse enfin à maturité et une production n’ayant pas à rougir de la comparaison avec les autres pays.

Comment expliquer une si grande différence de ton entre l’est et l’ouest de notre pays?

Ludicious Perils of Men

Ludicious Festival

Tout d’abord, il est important de comprendre que les contextes des deux événements étaient assez différents. Indéniablement, un panel de discussion pousse plus à la remise en question qu’un gala où il s’agit principalement d’impressionner les visiteurs et de leur faire passer le meilleur moment possible. Il faut également admettre que la scène romande s’est réveillée plus tard que l’alémanique: les projets y sont plus nombreux, qualitativement plus élevés et Zürich est la seule ville à l’heure actuelle à proposer une formation complète en game design. Seulement, je ne peux m’empêcher de me dire que ce qui établit le niveau d’une production nationale ce sont ses jeux, et c’est bien là que le bât blesse dans l’enthousiasme alémanique.

Aujourd’hui, la scène suisse n’a produit qu’un gros succès commercial: Farming Simulator, qui dépasse allègrement le million et demi de ventes toutes plateformes cumulées. Dans son ombre émergent First Strike et The Firm avec des ventes non communiquées mais que l’on peut raisonnablement penser inférieures au vu de leur support et de leur temps de présence en tête des « charts ». Bien sûr, il ne faut pas non plus négliger le succès critique. Il est même sûrement le plus important dans un premier temps car il montre l’apparition d’un véritable savoir-faire. Ce n’est malheureusement pas plus glorieux de ce point de vue. On ne dénombre que deux titres sortis qui ont fait un peu parler d’eux à l’international: First Strike et Drei (Krautscape et Mirage ont été primés en festival mais n’ont pas encore vu la lumière du jour). Si c’est assurément un signe positif d’une émergence de notre pays dans le grand bain mondial vidéoludique, on est encore bien loin des machines à louanges de nos voisins français que sont Trackmania, Dofus ou récemment Endless Space/Legend. Vous remarquerez que je n’entre même pas dans le domaine du jeu à gros budget car la Suisse n’a simplement pas l’ombre d’un développeur avec les moyens de produire des jeux de l’ampleur financière d’un Ubi Soft.

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Game Design Day

En aucun cas je souhaite rabaisser les efforts conséquents qui sont déployés par tous les membres de la scène suisse du jeu. Je pense seulement qu’il n’est pas sain pour nous de crier victoire trop vite. Comme un marathonien qui se considérerait vainqueur au 30ème kilomètre, le danger est de ralentir et de se retrouver à trottiner dans le peloton. Le jeu suisse, aujourd’hui plus que jamais, laisse augurer du meilleur mais il est indéniable qu’il est encore jeune. Certes, nous avons suffisamment de jeux pour organiser des remises de prix mais il est temps aujourd’hui d’avoir un regard plus critique sur notre production pour l’aider à s’élever qualitativement au niveau des meilleures productions étrangères. Ce que les félicitations sont au moral, la critique l’est à la qualité.

Messieurs-Dames organisateurs de festivals, jurés et critiques, nos créateurs d’aujourd’hui sont talentueux: n’ayons pas peur de demander plus. Le jeu suisse de demain vous en sera reconnaissant.