Histoires d’en parler: Life is Strange #3

Histoires d’en parler c’est deux expériences vidéo-ludiques différées qui se racontent l’une à l’autre. On choisit un jeu, on y joue chacun de son côté et ensuite on partage, dans l’Amour et le Respect mutuels tous relatifs hérités de nos fondement judéo-chrétiens.


Épisodes précédents:
Histoires d’en parler: Life is Strange #1
Histoires d’en parler: Life is Strange #2

 

SANDRO:

Je suis en adéquation quasi totale sur ton ressenti, à un terme prêt. Je vais faire mon enculeur de mouche habituel, mais le terme « jeux-vidéo » usé dans le cadre de Life is Strange me gêne. Pour moi il excelle dans toutes ses composantes interactives mais échoue lamentablement dans ses tentatives ludiques. Que ce soit la recherche des bouteilles du deuxième épisode ou le cache-cache du troisième, ces séquences viennent complètement interférer avec la suspension d’incrédulité. Comme tu le dis toi même « On s’en fout ou presque ». Mais alors pourquoi nommer « jeu » un objet qui inclu si peu de systèmes ludique et en sus les rate complètement? Pour moi nommer Life is Strange « jeux-vidéo »  c’est manquer de respect aux créateurs de jeux et réduire la qualité du travail narratif de DONTNOD en éclairant uniquement les point faible de leur oeuvre. Je préférerais donc que pour la suite l’on se réfère à lui comme une série interactive si tu le veux bien. Ce sera à mon avis beaucoup plus efficace pour orienter notre discours.

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Je te rejoins également sur la pertinence des choix. Ils se permettent d’une part d’être tout en nuance de gris et d’autre part d’être souvent insignifiants. DONTNOD ne se sent pas obligé de prétendre à chacun d’eux que le destin de l’univers est en « jeu ». Approche très pertinente à mon sens puisque aujourd’hui le publique commence à comprendre que dans une narration interactive son pouvoir sur l’histoire est de toute façon très limité. Un constat renforcé avec brio par la fonction de retour dans le temps. Contrairement à Virtue’s Last Reward (3DS), Life is Strange use de ce mécanisme pour désamorcer la grandiloquence habituelle des choix dans ce genre de productions, comme si ils disait au spectateur: « Viens dans les coulisses, je n’ai rien à te cacher. C’est la que tu vas t’amuser et saisir le mieux mes personnages ». A l’inverse les moments clé ne sont jamais réellement soumis a des choix. L’histoire avance et DONTNOD évite de faire croire au spectateur qu’il a un quelconque pouvoir sur eux. Une situation à mon sens beaucoup plus seine car elle installe une relation de confiance qui renforce grandement la suspension d’incrédulité.life-is-strange-episode-3-lit

Avant de te laisser à nouveau la parole j’aimerais revenir sur un moment très particulier de ce troisième épisode. Peu avant le final, les deux héroïnes se réveillent côte à côte dans leur chambre d’ado. Le soleil rentre dans la chambre et un morceau de musique pop rock s’échappe de la radio. Il ne s’y passe absolument rien mis à part la musique et le regard pensif des héroïnes regardant le plafond. Je trouve cette séquence particulièrement couillue parce qu’elle dure plus de 3 minutes sans moyen de l’abréger. En jouant ainsi avec les attentes du spectateur quand à ce qui doit être interactif ou pas, DONTNOD donne une force incroyable à une scène à priori innocente. Un prise de risque qui montre à quel point le studio à saisi l’essence de l’adolescence. Il y a dans ce moment toutes les extrêmes de ce passage de l’enfance à l’âge adulte. J’ai retrouvé un de ces instant disparu aujourd’hui ou inerte, le regard dans le vague je vivais une sensation positive ou négative exagérément amplifiée par cette partie étrange de la vie. Pour moi ces trois minutes prouvent à elle seule à quel point cette série est une transcription pertinente et intemporelle de l’adolescence. Ou du moins, de mon adolescence.

 

WUTHRER:

J’étais certain que ce moment arriverait: “ Je préférerais donc que pour la suite l’on se réfère à lui comme une série interactive si tu le veux bien.” Non.
Même si je m’accorde à tes intentions bienveillantes, Life is Strange reste un jeu vidéo. Le regard que nous lui portons, que ça soit au travers de nos sessions de jeu ou même depuis le début de nos échanges est conditionné par cet état. Mais surtout, les enjeux d’une telle catégorisation ne sont pas anodins.

J’en ai marre qu’on réduise le game design à lui-même. Et pour cause, le game design est une discipline bâtarde qui oscille entre la Science et l’Art sans jamais qu’on puisse prétendre à la saisir parfaitement, et ce d’autant plus dans le cas du jeu vidéo. Certes, il existe bel et bien des règles qui permettent d’anticiper les comportements des joueurs, permettant ainsi de moduler les expériences. Mais en aucun cas il ne s’agit de formules absolues aux retombées parfaitement prévisibles. S’il existait une espèce de tableau périodique pour le game design, ça se saurait. Il y a une raison à cela.

C'est de la merde, mais ça marche. Comment on explique ça?

Wuthrer: C’est de la merde, mais ça marche. Comment on explique ça?
Sandro: Comme ça: http://uncoindepixel.ch/maverick-bird/

Dans un bon jeu vidéo, le game design c’est la somme de lui-même et de tous les autres éléments qui le servent, ou qui s’en servent, peu importe. Prends un jeu qui fait partie de tes favoris et ampute-le de n’importe quelle autre de ses facettes qui, à priori, n’est pas du ressort de ce fameux game design fantasmé. Quelque chose se brise, inévitablement. Le game design ce n’est pas que l’élaboration du gameplay “pur” (pour peu que le terme gameplay ait encore un sens aujourd’hui). C’est l’ensemble des choix qui sont fait dans l’élaboration d’un jeu, qu’ils soient de nature narrative, esthétique, sonore ou qu’ils aient attrait aux mécaniques interactives.

Plus qu’une simple définition du game design, il s’agit d’une considération qui doit influencer autant la critique que la création du jeu vidéo, pour plusieurs raisons cruciales.
La reconnaissance. Life is Strange ne nous laisse pas indifférent, comme en témoigne notre volonté de rédiger ces articles sous la forme d’échanges épistolaires. À partir de ce moment, il me paraît tout à fait pertinent de considérer Life is Strange comme un jeu intéressant qui n’a pas à rougir vis-à-vis d’autres productions vidéo-ludiques, même si différent dans sa forme. C’est d’autant plus important d’un point de vue politique. Si Life is Strange n’est pas un jeu vidéo à proprement parler, pourquoi est-il disponible sur Steam à côté d’autres productions plus traditionnelles? Je ne te parle même pas des conséquences exclusives à l’obtention de fonds/subventions. “Ah non désolé, on ne peut pas vous aider, c’est pas un jeu vidéo mais une série interactive. Allez plutôt voir du côté des fonds pour le cinéma.”

L'intérêt de Dear Esther ne se trouve pas dans ses mécaniques ludiques, à proprement parler. Pourtant, ça reste un jeu vidéo.

L’intérêt de Dear Esther ne se trouve pas dans ses mécaniques ludiques, à proprement parler. Pourtant, ça reste un jeu vidéo.

Élévation du média. Le jeu vidéo s’éclate. Oui, ça part dans tous les sens, oui c’est parfois effrayant. Le gamergate s’est avéré très spectaculaire dans la démonstration de cet effroi conservateur, heureusement, en vain. Les productions qui sortent des sentiers battus n’ont cessé de se multiplier et cela va continuer. La critique doit s’adapter et comprendre que le jeu vidéo est devenu un Art et non plus le refuge doré des jeunes adolescents marginaux que nous avons pu être dans un passé maintenant lointain. Comparons. L’analyse d’un film ou d’un bouquin ne se fait pas en démembrant chacune des facettes qui le composent pour les noter séparément en pondérant ces résultats par la note suprême de ce qui définit le cœur de son média. Mad Max: Scénario 0, Photographie 8, Jeu des acteurs 4, Cinématographie: 4 => Total 6. Cela ne fait aucune espèce de sens. Alors pourquoi vouloir faire pareil avec le game design pour le jeu vidéo? Il en va de même pour la catégorisation; Cinéma de genre, Cinéma fantastique, Cinéma de série Z, etc… Oui, on classe, on essaie de mettre un peu d’ordre, mais au final cela reste et demeure du Cinéma. Pourquoi ne pas faire pareil pour le jeu vidéo?

Critique avisée et utile. Il n’y a pas si longtemps, la presse spécialisée a longtemps débattu la pertinence de la notation dans le jeu vidéo. Cette discussion résonne avec mon point précédent et mon avis est aussi tranchant que prévisible sur la question. La diversité grandissante, qu’elle soit purement formelle ou de fond des productions actuelles ne permet plus de porter le même regard critique sur le jeu vidéo qu’il y a quelques années. Désormais, pour être utile, la critique se doit de considérer chaque œuvre selon une perspective qui lui est propre et qui lui fait sens. La preuve! Ce que nous faisons au travers de nos échanges en est le plus flagrant reflet. Il nous est apparu tout deux hautement pertinent d’opter pour ce format afin de discuter intelligemment de Life is Strange. Les jeux vidéos ont changé, la critique doit faire de même. Exclure une production du spectre vidéo-ludique en la catégorisant “autre”, sous prétexte qu’elle s’éloigne de modèles plus conventionnels serait une tentative lâche pour s’épargner l’effort d’adapter nos habitudes de jugement. Life is Strange est un jeu vidéo et doit être analysé en tant que tel. Si nos habitudes de critique s’en retrouvent désarçonnées, c’est qu’elles sont devenues obsolètes.

Les Arts plastiques ont changé, le regard et la critique qui leur sont portés ont dû faire de même. Alors, quoi de plus naturel de faire pareil pour le jeu vidéo?

Les Arts plastiques ont changé, le regard et la critique qui leur sont portés ont dû faire de même. Alors, quoi de plus naturel que de faire pareil pour le jeu vidéo?

Si j’insiste si lourdement, c’est parce que paradoxalement, sur le fond, nous sommes d’accord. Tu fais une différence entre composantes interactives et tentatives ludiques. C’est symptomatique. Je comprends tout à fait à quoi tu veux faire allusion. Le premier se réfère au cœur du jeu, à savoir ces moments où nous devons faire des choix dans la peau de Max. Tandis que le deuxième représente ces moments maladroits où le joueur doit s’adapter à un système de règles et jongler avec les conditions de victoire pour atteindre la réussite (le cache-cache dans les douches par exemple). Mais pour moi, l’intérêt n’est pas de les différencier quant à savoir si l’un est plus ludique que l’autre. On s’en fout.

Il est évident que les choix à effectuer par le joueur en pleine connaissance de leurs conséquences à court terme s’intègrent beaucoup plus judicieusement dans le système du jeu, par rapport aux autres moments “ludiques”. C’est parce qu’ils nourrissent l’intention forte de Life is Strange; Donner au joueur l’incroyable pouvoir de remonter le temps pour qu’il puisse rendre tangible cette illusion vaine que ses choix pourront influencer la vie de Max. Disons-le franchement, c’est juste excessivement bien fait. Au cours de l’épisode 4, cette intention se traduit magistralement à plusieurs reprises. Tout d’abord, via l’abominable destin qui pend à la colonne vertébrale de Chloé alors que son père est toujours en vie. Sa vie reste à chier, malgré le miracle que Max a opéré. Quant au moment où les deux jeunes femmes découvrent ce qu’il est advenu de Rachel, il est tout bonnement d’une cruauté insoutenable, surtout vis-à-vis de Chloé. À nouveau, malgré tous leurs efforts et le pouvoir de Max, le destin s’acharne et enlève à la jeune punk une amie qui lui était chère. Mais comme si cela ne suffisait pas, la fin de l’épisode achève le joueur et finit par lui balancer à la gueule: “Tu ne pourras rien faire pour sauver Rachel.” Le moment où Max essaie d’utiliser son pouvoir alors qu’elle s’écroule, est en cela, d’une beauté éclatante.

Un pouvoir si grand qu'il laisse à croire un avenir modulable à notre guise. Et pourtant...

Un pouvoir si grand qu’il laisse à croire un avenir modulable à notre guise. Et pourtant…

Pourquoi est-ce que ça marche, pourquoi est-ce que j’en ai le cœur presque serré juste en y repensant? C’est parce que le game design entier du jeu sert ce principe: nous donner l’espoir de pouvoir changer les choses pour le meilleur, alors qu’au final il n’en sera rien. Ce sentiment d’impuissance face à cette injustice grandissante qui frappe les deux adolescentes n’est pas seulement à imputer au scénario, bien au contraire. La mécanique des choix omniscients, le graphisme doux qui transpire le film Sundancien, la bande-son mélancolique teintée d’espoir, tout les éléments sont rassemblés et ingénieusement goupillés pour laisser croire au joueur que tout n’est pas perdu et qu’il pourra agir pour faire le bien. Mais le scénario (qu’on peut s’amuser à interpréter comme le destin, en opposition au libre-arbitre des protagonistes traduit paradoxalement par les choix du joueur) frappe à chaque fois plus fort et nous laisse impuissant face au désastre qui s’abat sur Rachel et Chloé. Toutes ces composantes font pour moi partie du game design, en accord avec la vision que j’en ai explicitée précédemment. C’est pour ça que je comprends qu’il est difficile de considérer Life is Strange comme un “véritable » jeu vidéo. C’est à cause du gamefeel qui en résulte, très réussi, mais particulier. Le joueur ressent l’impuissance.

Traditionnellement dans le jeu vidéo, on nous a habitué à relever des défis cognitifs qui engendrent un gamefeel où le joueur surpasse les obstacles et les épreuves pour atteindre la victoire. Life is Strange, dans sa volonté toute particulière se trouve à l’extrême opposé de ce partie pris plus traditionnel. Cependant, il demeure toujours régi par des règles, des conditions, ainsi qu’un but à atteindre. C’est un système, c’est un jeu vidéo. La véritable problématique réside dans son gamefeel, pensé consciencieusement et en amont différemment. C’est pourquoi, pour le comprendre nous ne pouvons pas utiliser les perspectives d’antan et au contraire changer notre regard, sur le game design notamment.

Parce que Life is Strange est bon dans ce qu’il cherche à faire. Je le sais, tu le sais, nous le sentons. C’est à nous de chercher à comprendre pourquoi, comment, et surtout d’en profiter pour affuter les outils qui servent à notre critique du jeu vidéo.

Voilà pour le troisième épisode de notre échange, la suite viendra quelque temps après la sortie du 5ème épisode de Life is Strange. Mais probablement sous une forme un peu plus surprenante. Oui, on aime bien les twists aussi.



Épisode suivant
Histoires d’en parler: Life is Strange #4