Foxtrotte

Connaissez-vous la différence entre un runner et un jeu de rythme? Non? Le studio neuchâtelois Witchlake non plus apparemment. Une ignorance qui les a fait accoucher d’un monstre. Ils ont construit Foxtrotte comme un runner et lui ont filé les contrôles d’un jeu de rythme. Un malentendu qui pourrait être drôle si cette année le jeu n’avait pas représenté la Suisse à la Game Developer Conference (GDC) de San Francisco.

Malgré mon introduction pleine d’aplomb, je dois bien vous avouer que ce n’est pas la première chose qui m’a interpellé en découvrant Foxtrotte. Dans un premier temps, j’ai plutôt été obnubilé par la fascinante incohérence de son level design. Les mécaniques de jeu passent tant de temps à s’y contredire que l’on croirait tenir un manifeste pour l’enseignement du game design à l’école. Vous n’avez ni le temps, ni l’envie de lire un descriptif exhaustif de cette catastrophe, je vais donc me contenter de vous exposer mon petit préféré du lot: le boost. En apparence, cette mécanique ne semble pas particulièrement sorcière à implémenter: on la voit dans tant de jeux liés à la course qu’il serait plus simple d’énumérer ceux ne la proposant pas plutôt que l’inverse. Dans Foxtrotte pourtant, elle accomplit l’exploit de ruiner le level design 50% du temps et d’être quasiment inutile les 50% restants. Pourtant, on sent l’envie de bien faire. L’histoire classique de la fausse bonne idée. Les développeurs ont dû se dire: « un boost qui permet de courir plus vite c’est bien, mais un qui défonce tous les obstacles c’est mieux ». Alors dès le troisième stage, tous les niveaux se retrouvent garnis de petites bouteilles destinées à la flambante neuve jauge de boost. Effet collatéral immédiat: les deux premiers niveaux perdent tout intérêt car il suffit désormais d’y foncer tout droit en récoltant les bouteilles pour remplir tous les objectifs annexes les mains dans les poches. Bien sûr, l’équipe de développement n’étant pas idiote non plus, elle a donc pris une deuxième mauvaise décision dans la foulée car « un boost qui défonce tous les obstacles c’est bien, mais avoir des niveaux avec du challenge c’est mieux ». Le troisième niveau est donc entièrement constitué de murs indestructibles beaucoup trop rapprochées les uns des autres, rendant de fait la nouvelle mécanique quasiment obsolète. Un véritable tour de force de la part de Witchlake, qui atomise le principe de la valorisation des efforts du joueur pour le bien d’une mécanique inutilisable. Cerise sur le gâteau : l’animation qui lance la course est grippée par un ralenti brisant à la fois le rythme de jeu et les derniers espoirs des joueurs les plus optimistes.foxcrotte

Revenons maintenant à notre questions initiale, soit la différence entre un runner et un jeu de rythme. Le jeu de rythme on connait bien, vieux comme Jésus: le principe consiste à appuyer une touche à un instant précis défini selon le rythme de la musique. L’appui de la touche n’est sujet à aucune graduation ou variété puisque le plaisir se trouve dans l’apprentissage d’une partition et son application rythmique scrupuleuse. A contrario, le runner au principe plus récent (malgré une filiation certaine avec un hérisson bleu des années 90) est lui toujours en cours de défrichage. Pourtant, en étudiant les titres constitutifs que sont Canabalt, Temple Run ou Jetpack Joyride, on voit aisément que s’il y a une grande similitude avec le jeu de rythme sur le principe de presser une touche à un instant précis, les deux genres s’opposent totalement sur la façon de le faire. Contrairement au jeu de rythme, le runner tire tout son sel de la reconnaissance de patterns et de la précision dans l’exécution des commandes. Pour exiger du joueur plus que de la mémorisation, la façon d’appuyer doit donc être sujette à un nombre suffisant de variations. Canabalt modifie par exemple l’ampleur de son saut selon la longueur de la pression, Temple Run multiplie les actions par un système de « swipe » couplé à l’usage de l’accéléromètre et Jetpack Joyride module la hauteur de vol en fonction de la pression exercée par le joueur sur l’écran. Malgré les apparences induites par l’usage fréquent d’un bouton unique, le runner est un genre aux contrôles fins et exigeants. Foxtrotte en est resté aux apparences. Il propose exactement trois variations dans ses contrôles: saut, roulade et boost (le triste sire), soit deux actions valides. Le jeu aurait pu s’en contenter si elles étaient dotées d’une sensibilité analogique et non numérique. Cette absence de finesse couplée au level design complètement farfelu transforme le jeu en un exercice fastidieux de mémorisation, exactement comme un jeu de rythme mais sans rythme (sic). Une structure bien étrange qui atteint des sommets lorsqu’au bout de cinq petits stages le plat de résistance se dévoile avec un mode challenge infini. Ai-je vraiment besoin de vous expliquer l’absurdité d’un exercice de mémorisation infini? Je pense que la date à laquelle vous avez cessé de jouer au Simon devrait vous donner un indice sur le plaisir que l’on peut en tirer une fois parvenu à l’âge adulte.

Je vous ferais grâce de la légion de bugs et de la monétisation pay to win qui enrobe cette triste blague ludique car à ce stade ce qui me préoccupe tout particulièrement, c’est comment Foxtrotte a pu se retrouver sur le stand Suisse de la prestigieuse GDC de San Francisco. Je ne vois pas ce qu’un jeu aussi mal pensé vient faire dans une sélection censée représenter la quintessence de notre production suisse. Je ne connais pas la raison profonde de ce choix mais j’ai comme le sentiment que des gens se sont laissés abusés par la forme au détriment du fond. Malgré tout, je pense sincèrement que Foxtrotte a un rôle à jouer pour le jeu vidéo suisse: à défaut d’être un porte-étendard pour notre production nationale, il sera parfait dans nos écoles pour enseigner à nos créateurs en herbe ce qu’il ne faut surtout pas faire.