Jeu e(s)t Contexte: Phoenix Wright

La construction d’une mécanique de jeu est dépendante des expériences de vie de son créateur, de sa manière de percevoir (ou plutôt de se représenter) nos interactions avec notre environnement. Il ne fait aucun doute que les règles, les contraintes et les structures qui entourent chacun de nous dans notre vie quotidienne vont influencer notre manière de concevoir un monde, un récit et un système de jeu.

Mais plus important encore, créer un jeu (vidéo) implique une mise en scène de l’espace de jeu. Il s’agit de choisir comment le représenter, de décider de ce que l’on montre aux joueurs et comment on le montre. En ce sens, notre espace de vie, le contexte dans lequel on se trouve, va influencer notre manière de le structurer.

Dans l’article sur Danganronpa, nous avons vu comment l’univers d’un jeu vidéo s’imbrique dans un contexte, dans une actualité qui n’a à priori pas grand chose à voir avec. Le jeu vidéo, comme tout objet culturel, peut être détourné et nous permet de questionner et de communiquer notre rapport au monde. Jesper Juul, utilisant la métaphore d’une pièce de puzzle, nous invite à étudier comment le jeu s’inclut dans un contexte. Pour Danganronpa, le fait que le système juridique japonais applique la peine de mort est à relier à son récit et son système de jeu, qui en constituent une critique ou du moins un commentaire.

Mais prenons ici l’autre côté de cette relation d’échange entre jeu et contexte ; et restons d’ailleurs dans le domaine des représentations de la justice et du droit. Danganronpa n’est pas le seul jeu japonais à mettre en scène et à nous permettre de jouer des séquences de procès. En effet, la franchise des Phoenix Wright apparaît comme la plus célèbre dans ce domaine. Simulation en roue libre de luttes rhétoriques d’avocats, les séquences de procès sont les parties les plus mémorables de chaque opus. Tout dans l’écriture, le montage, la direction audio, l’animation et le système de jeu rappelle un jeu de baston. Pas étonnant d’ailleurs qu’il s’agisse de Capcom, grand maître du versus fighting avec Street Fighter, qui soit aux commandes des Phoenix Wright.

La narration mais aussi les mécaniques de jeu sont pensées tantôt comme un affrontement entre deux avocats (la défense et le procureur), tantôt comme une lutte psychologique (représentée souvent par des dommages « physiques ») contre un témoin/accusé. Chaque « attaque » rhétorique (souvent soutenue par une preuve que le joueur devra désigner) est lancée de gauche à droite ou de droite à gauche à l’adversaire, le tout orchestré par des mouvements rapides de « caméra » et des bruitages d’impact de coups. On arrive ainsi à la célèbre posture de Phoenix Wright, le doigt pointé dans la direction de son adversaire, clamant « OBJECTION ! ».

Objection

On retrouve même Phoenix Wright directement dans un jeu de baston:
Ultimate Marvel VS Capcom 3 (2011)

J’ai eu l’opportunité il y a quelques temps de visiter une célèbre firme d’avocats au Japon. Au milieu des nombreux échanges de salutations et des longues traversées dans des open space sans fin, on m’a présenté ce qui m’apparut comme le clou de ma visite : la réplique d’une cour de justice japonaise destinée à entrainer les clients de la firme. La scène et le décor étaient là, il ne manquait que les acteurs. C’est en me plaçant directement au centre de cette scénographie propre au Japon que j’ai réalisé quelque chose : Phoenix Wright, dans sa forme actuelle, n’aurait pu naître QUE dans le contexte japonais. L’expérience de jeu que propose la franchise est profondément influencée par la mise en espace d’un procès : le placement du juge, des avocats, des témoins ; l’orientation du mobilier.

CourJaponaise1Juge

Scénographie d’un procès civil présidé par 1 juge:
1. Juge
2. Greffier
3. Secrétaire de la cour
4. Avocat du demandeur
5. Avocat du défenseur
source: site de la cour suprême du Japon.

Vous vous rappelez peut-être d’un film américain ou les témoins/accusés se lèvent pour rejoindre un espace adjoint au « trône » du juge, ils font face au public et aux avocats qui eux utilisent la « fosse » devant le juge pour parler à l’entier de l’audience et poser leurs questions. Ici, rien de tel: le témoin/accusé est placé sur une estrade au centre du dispositif, face au juge, dos au public, avocat de la défense et procureur respectivement sur sa gauche et sa droite. Pas étonnant alors que lorsque le système de jeu des Phoenix Wright est créé on mette l’accent sur la confrontation visuelle des deux avocats. Phoenix Wright, l’avocat, ne s’adresse jamais au public. Le public est représenté et mis en scène par la « caméra », le regard du joueur, qui se pose systématiquement sur le personnage qui parle. La scénographie des cours de justice japonaises permet ce ping-pong rhétorique ainsi que la mise en place du gameplay.

Avec Phoenix Wright, un contexte très concret vient affecter directement la création d’un jeu vidéo. La disposition scénique d’une salle de procès au Japon a affecté les mécaniques et la réalisation (le montage/le séquençage) du jeu. Ce qui est alors très impressionnant est la manière dont les créateurs de la franchise se sont saisis d’éléments à priori banals pour les transformer, les commenter et les réinterpréter. En s’emparant d’éléments déjà fortement codifiés, ils ont créé une structure ludique, un système de règles.

Phoenix Wright se nourrit du contexte dans lequel il est créé: il l’accepte, le revendique et ne cherche en aucun cas à atteindre une forme d’universalité.

Tout devient matière à jeu.

Aucun jeu n’est une île.