Tout commença, au QG de Quantic Dream à Hollywood Paris. En ce beau matin du mois de mai 2011, David Cage (à prononcer à l’américaine: “Deille-vide Queille-je”) PDG et fondateur de la société, avait sorti son plus beau costume pour la réunion hebdomadaire de son staff, car celle-ci ne serait pas comme les autres. Non, aujourd’hui il allait les éblouir! Rock their world comme ils disent aux states. La veille, il s’était endormi sur son canapé, une boite de raviolis à moitié entamée encore logée dans le creux de sa main, alors qu’il avait quasiment fini de visionner un ancien Stallone pour réviser les codes du “Training Montage” à la sauce année 80′. Au beau milieu de la nuit, David se réveilla en sursaut, son petit coeur de cinéphile battant la chamade. Coincé dans une rêverie cinématographique (involvant Rambo, Brad Pitt et des pâtes sauce tomate), il avait enfin trouvé les pièces qui allaient compléter l’insoluble puzzle de son nouveau jeu: “Beyond: Two Souls”.
- Bon, vous savez tous à quel point on a du mal sur certaines scènes. Ça ne sert à rien de se le cacher. Jusqu’à maintenant on n’a toujours pas trouvé comment retranscrire l’adolescence de Jodie. Parce que bon, 15 minutes pour faire percevoir les enjeux de la transition entre la fragilité de son enfance et la sécurité de l’âge adulte c’est infaisable. Mais après tout c’est notre jeu, alors autant aller au bout de nos conneries.
- Comme avec Heavy Rain ! répondit Simon de la Villardière, préposé à l’animation des sourcils de William Defoe.
- Ouais exactement. That’s the spirit ! Sauf que là, je crois que j’ai déjà trouvé la solution ! ajouta David avec une pointe de fierté et d’excitation. Le truc c’est que pour faire comprendre son adolescence aux joueurs, il faut penser comme un adolescent. On appelle ça faire de l’inception ( « ine-sais-pchhh-ione », donc). J’ai vu ça quelque part et ça a marché nickel.
- Justement, ça fonctionne comment ? Me paraît compliqué quand même. On fait des jeux vidéo, pas de la psycho ici !
- Nan c’est facile regarde, il suffit de se poser des questions super simples du type: “Qu’est-ce qu’ils font les jeunes ?”
- Ils étudient ?
- Oui mais on a déjà utilisé notre quota de QTE de révision d’algèbre pendant la séquence d’entraînement à la C.I.A. Autre chose.
- Ils dorment !
- Pas faux. Mais on fait de l’entertainement (« en-teur-teigne-menthe ») nous ! Et incarner quelqu’un qui dort c’est vraiment trop chia….
David s’arrêta brusquement, prit un stylo à la volée et écrit promptement quelques lignes sur un Post-It. Hochant de la tête avec satisfaction , il reprit comme si de rien n’était:
- Certes, mais avant qu’ils dorment ?
- Ça fait la fête ? intervint Michel Rouffier, modélisateur des gouttes de sueurs du policier en civil à gauche de la station essence durant la scène numéro 4.
- Voilà, on y est !
- Alors on la fait aller au nightclub ?
- Non, c’est trop désinvolte. Il faut qu’il y ait plus d’impact personnel, qu’on soit plus proche des personnages.
- Une fête en petit comité alors ? Genre anniversaire ?
- Exactly ! répondit l’ami Cage.
- Mais elle est pas censée avoir d’amis ou de famille !
- C’est pas bien grave, on trouvera une raison. Genre connaissance de l’hôpital. De toute façon c’est le début du jeu, on peut bien leur faire avaler n’importe quoi.
- C’est très bien tout ça, mais que va bien pouvoir faire Jodie là-bas ?
- Justement c’est là qu’on touche au génie ! Pour développer les enjeux de l’adolescence, Jodie va expérimenter toutes les “premières fois” qu’on peut avoir à ce moment de la vie. Mais en une soirée !
- Je suis pas sûr de suivre. Quels genres d’événements censés arriver tout le long de sa jeunesse pourrait-on caser en une seule fête d’anniversaire ?
- Facile. Quand Jodie arrive, elle est timide et ne s’acclimate pas trop. Et de un. Après on lui propose de boire de l’alcool. Et de deux. Ensuite un ami lui offre de la drogue…
- Attendez chef, on peut vraiment faire ça dans un jeu vidéo !?
- Mais oui parce qu’à chaque fois on donne au joueur le choix avec une grille de réponses. C’est génial ! Ça crée une sensation d’implication morale qui investit le joueur d’une responsabilité envers son avatar vidéoludique et augmente donc sensiblement son attachement émotionnel à ce dernier. On est complètement déresponsabilisé vu que c’est le choix du joueur. En plus ça lui donne une impression de liberté sur le déroulement du jeu, alors qu’en réalité ça ne change que les 2 lignes de dialogue qui suivent ! Enfin, c’est ce qu’à dit Casey Hudson à la Game Developers Conference….
- Bon d’accord, et ensuite ?
- Après forcément, il faut qu’il y ait un garçon qui la drague. Puis qu’ils dansent timidement. Ensuite y’a le premier baiser. Et pour finir, ils montent dans la chambre des pare…
- Là non chef ! On peut pas perdre notre PG-16 comme ça !
- Tu as peut-être raison. Mais enfin vous avez compris le principe de l’inception, non ? Le joueur va rejouer virtuellement toutes ses “premières fois” au travers du personnage. That’s it ! Ça crée un effet miroir sur sa propre vie. Il comprend alors ce qu’il se passe dans la vie de Jodie au travers de sa propre existence du réel ! C’est In the Pocket ! On crée de l’émotion, de l’investissement dans l’histoire, de la passion, de l’empathie ! Bref, à nous les statuettes dorées… je veux dire la reconnaissance de nos pairs, pour la création d’un véritable lien entre cinéma et jeu vidéo.
Sur ces mots, l’assemblée se leva. Les yeux fixés sur David Cage, ils applaudirent de toutes leurs forces l’homme qui allait les diriger vers le panthéon du vidéo-ludisme. Le créateur d’un hybride qui transcendera la définition même du média, l’amenant jusqu’à un nouvel âge d’or où les chants d’éloges pour Quantic Dream raisonneront loin au travers des cœurs des joueurs passionnés.
2 ans et quelques heures devant ma télévision plus tard, je me lève tranquillement. Je retire délicatement le jeu de la console, le remets soigneusement dans sa boîte. Et paisiblement expérimente une véritable première fois: “le jour où j’ai mis un jeu vidéo à la poubelle”.